Extrait de la biographie de Ginette, 94 ans : “Une vie dans les champs de Sologne”
RÉCITS DE VIE
Le plus marquant pour moi durant cette période de guerre demeure la réquisition de la maison, qui été synonyme d’enfermement, pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, nous fermions toutes les portes à clefs : les Allemands dormaient tout de même dans la chambre juste à côté de nous ! Ils étaient dans ma chambre. Moi je dormais dans un cagibi attenant à celle de mon frère. J’avais dix ans, je ne me souviens pas de tous les détails de cette époque ni du moment où les Allemands sont arrivés, mais je sais que nous pouvions avoir peur parfois, certains étaient « vaches ». Mon père, Louis, qui avait combattu en 14-18 était en colère, « en malice ». Il avait du mal à supporter leur présence (surtout lorsque l’un d’eux a crié depuis sa fenêtre, le jour du 14 juillet, « À bas la République ! »). Il avait des difficultés à se taire lorsqu’ils ont imposé à sa femme d’éplucher des pommes de terre toute la journée. Nous craignions surtout qu’il ne se maîtrise pas et ne se fasse arrêter, ou pire. Alors il essayait de se contenter de petits actes de résistance comme leur voler du grain pour ses poules, ou un couteau, avec lequel il a d’ailleurs mangé jusqu’à la fin de sa vie. Ma grand-mère aussi accomplissait fièrement ses petits larcins : les militaires ayant également pris possession du château de R., elle leur a subtilisé quelques cuillères en argent.
Pour le reste, nous étions comme les autres. Beaucoup de maisons dans le village ont été réquisitionnées pour loger des « chefs » allemands près de la Kommandantur qui se trouvait face à l’église. Nous ne savions pas ce qu’ils faisaient ni quels étaient leurs ordres : ils allaient et venaient comme ils voulaient et nous, nous ne voulions rien savoir. En une année de réquisition, plusieurs officiers se sont succédés. Un seul était plus gentil que les autres, il s’appelait Arthur et s’occupait des chevaux. Il parlait un peu français et nous donnait des rochers au chocolat. Je me rappelle qu’il habitait une ville près du Rhin, Worms, il me semble.
J’ai évoqué les chevaux à plusieurs reprises. En fait, les Allemands avaient réquisitionné la maison pour disposer d’une chambre (la mienne, donc) destinée à un ou deux officiers, et héberger des chevaux, jusqu’à cinq ou six en même temps. Il y avait des roulottes et des fers plein la cour et dans une des deux petites granges où était entreposé le « boissier ». La grange aux lapins leur servait d’infirmerie.
“Ce fût une période d’enfermement également car ma mère a commencé à m’obliger à rester à la maison. Elle avait peur que les Allemands s’approchent de moi. Nous entendions tout un tas d’histoires sur ce qu’ils pouvaient faire aux petites filles… Alors je restais à la maison avec un tricot ou un canevas, je faisais des bricoles avec maman… J’allais à l’école et puis je rentrais me barricader, je ne pouvais plus aller où je voulais. C’était long mais c’était la guerre, c’était comme ça, un peu spécial et puis c’était pour tout le monde pareil.
Heureusement, nous logions les G. dans la chambre d’appoint du rez-de-chaussée. Ils étaient des cousins éloignés qui avaient fui Paris à cause de la situation alimentaire dramatique. La femme était la cousine germaine de mon arrière-grand-père M. (le père de ma grand-mère). Cette cousine était vraiment agréable, elle jouait et bricolait beaucoup avec moi. Bien sûr, ici, nous avons subi de nombreuses privations et restrictions avec les cartes pour le pain, la viande ou encore le sucre, mais nous avons tout de même mangé à notre faim, en poursuivant la culture des légumes, l’élevage des poules et des lapins. Nous mangions des pommes de terre à la croque-au-sel à la place du pain. Mon père braconnait (ancien combattant, il n’avait pas été mobilisé pour cette guerre-ci), ma grand-mère attrapait des anguilles dans la Bièvre et cueillait des fraises au château. Les Allemands nous volaient parfois des œufs mais ne nous ont jamais privés de notre production. On se débrouillait !
Mon enfance s’est donc passée dans un contexte de guerre. Ce n’était pas joyeux, même plutôt ennuyeux. Lorsque j’ai fait ma communion, en 1942, des Allemands vivaient au presbytère… Il n’y a donc pas eu de festivités. Juste un petit repas avec mes grands-parents et mes copines de C.