Pourquoi écrire pour les autres ?

Mes raisons et ma façon d'exercer ce métier...

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Céline Benoit

12/2/20245 min lire

yellow sunflower field during daytime
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Au départ, il y a ce projet, doucement mûri au fil des années. Un projet toujours présent en moi, sans qu’il se manifeste avec évidence… Une envie de donner à lire un témoignage d’histoire, une petite histoire dans la grande.

Adolescente, j’ambitionnais d’interroger mon arrière-grand-mère. Je m’intéressais à sa rencontre avec mon arrière-grand-père (« un beau gars », comme elle disait). Elle aimait bien discuter avec moi lorsque nous regardions les séries d’AB productions (elle adorait Hélène et les garçons, passion que je partageais). Et je me disais que réaliser un véritable travail de recueil et d’enquête auprès de cette femme née au début du XXe siècle serait une belle idée à concrétiser. Et puis… le temps a passé. Elle est décédée en 2007, sans que je n’eusse esquissé ne serait-ce que le début d’un texte.

Aujourd’hui, son fils, mon grand-père, est dans sa quatre-vingt-treizième année. Son épouse, ma grand-mère, vient de fêter ses quatre-vingt-dix ans. Mon autre grand-mère va sur ses quatre-vingt-quinze ans. Alors, je n’ai pas voulu, une nouvelle fois, passer à côté de cette chance de mieux les connaître et de les honorer. Je me suis lancée. J’ai écrit leurs vies.

Mes grands-parents sont des témoins de leur siècle : ils ont connu les plus grands bouleversements sociétaux et technologiques du monde moderne, ils ont traversé la Seconde Guerre mondiale, la guerre d’Algérie. Ils ne comprennent plus toujours la société dans laquelle ils évoluent aujourd’hui, dépassés par ce que deviennent les nouvelles générations et la perte lente des valeurs traditionnelles.

Ils pensent que leur vie est banale, qu’il n’y a pas grand-chose à en dire. Je crois au contraire que ces quotidiens de paysans et de commerçants du centre de la France viennent illustrer les profondes mutations du XXe siècle.

Ma famille s’est construite « avec les mains ». Et avec une conscience aigüe d’avoir une place bien définie, qu’elle ne peut et ne veut transgresser. Les hiérarchies sont respectées. On est fiers, mais fiers de son travail qui a permis d’acheter (une maison, des terres, des véhicules), qui a permis d’offrir le meilleur à ses enfants, et on est restés honnêtes. Parfois trop, peut-être, au risque de se retrouver éternellement dans le camp des invisibles, de ceux qui n’ont droit à rien : parce que ni « assistés », comme ils disent, ni riches. Grâce à cette pugnacité, ils sont néanmoins parvenus à constituer un patrimoine, à se hisser jusqu’à une classe moyenne prometteuse, annonciatrice d’une vie meilleure pour leurs petits.

Ce récit a mis, je l’espère, en lumière l’importance que méritent les existences de mes grands-parents. Ils ne sont pas célèbres, ne figurent pas dans les ouvrages d’histoire, mais ils méritent que leurs trajectoires soient immortalisées et transmises par le biais d’un livre, illustré par les photographies des moments marquants. Leurs arrière-petits-enfants le liront, et ainsi de suite. Même lorsque ma génération ne sera plus là, on continuera à parler d’eux. Ils vivront éternellement grâce à ces temps où ils ont bien voulu se livrer à moi…

Prendre conscience de l’impact de ce travail, voir la joie sur les visages de mes proches avec le livre dans leurs mains, leurs commentaires et remerciements m’ont convaincue de la beauté de ce métier. De mon envie d’en faire ma profession.

Relater une existence qui n’est pas la mienne tout en respectant le langage, les expressions, la sensibilité de la personne. Révéler et transmettre les émotions. Moi, je ne suis qu’une passeuse, celle qui écoute, transcrit, met en forme. Le résultat : lorsqu’on lit le récit, on entend la personne biographiée parler. C’est elle qui l’a « écrit ».

Je peux obtenir ce rendu grâce au moment intime de la confession, de l’écoute bienveillante et sans jugement. Celle qui valorise.

Là, je pense à Antoine. Antoine est le premier monsieur qui m’ait raconté sa vie après mes grands-parents. Nous ne nous connaissions pas. Il a 80 ans, des souvenirs de sa carrière militaire et de son Inde natale plein la tête. Mais il ressasse. Il a l’impression d’ennuyer tout le monde avec ses anecdotes et ses valeurs d’un autre temps (c’est lui qui le dit…).

Alors c’est à moi qu’il les raconte. Ça lui fait du bien. Douze heures durant, je l’écoute, je mets à sa disposition toute l’empathie dont je dispose. Pour graver les moments importants de sa vie que ses enfants, ses petits-enfants pourront lire quand ils le voudront… sans regretter de ne pas avoir pris le temps de l’écouter et de mieux connaître leurs origines.

Je pense aussi à Christine. Mais Christine ne s’est pas adressée à moi pour une biographie. Femme forte et indépendante au caractère bien trempé, Christine désire témoigner de son vécu de violences conjugales. Elle en parle très bien, mais l’écrire est plus compliqué : structurer le texte pour être bien comprise, chasser les fautes d’orthographe. Mais elle y tient : elle veut raconter son histoire et partager ses clefs pour s’en sortir.

Alors, elle aussi, je l’écoute. Je l’aide parfois à appréhender des liens entre différentes expériences… Puis je mets en mots, qu’elle complète, notamment pour insister sur l’espoir qu’elle veut transmettre.

L’écrit demeure le principal vecteur de transmission d’une mémoire, d’un message, d’un combat, de valeurs.

Mais être entendu, compris et lu ne va pas de soi.

Il faut pouvoir réaliser des textes clairs, fluides et agréables à lire.

Il faut pouvoir prendre le recul et l’objectivité nécessaires au passage du message.

Depuis mes grands-parents, depuis Antoine et Christine, j’ai écouté et écrit pour d’autres… j’ai pris conscience que je n’étais pas biographe, mais médiatrice. Une courroie de transmission entre eux et leurs proches, leurs lecteurs.

Je laisse le temps du dévoilement, sans brusqueries ni impudeurs (oui, « laisser le temps aux paroles de germer, observer la croissance du récit ») : cela inclut les digressions, les répétitions. J’écoute chaque fois sans interrompre, car cela peut augurer d’un nouveau développement, d’une mémoire qui retrouve des détails : mais mon rendu synthétise, met en exergue, donne sens et cohérence. Il permet, in fine, d’éclaircir, voire d’élucider.

Bénéficier de cette écoute et de cette mise en valeur que représente la biographie doit pouvoir être accessible à tous. J’aimerais que d’autres gens tels que mes grands-parents aient la possibilité de se raconter.

C’est pourquoi je fais le choix de proposer des récits et des témoignages financièrement peu coûteux.

La biographie n’est pas réservée aux gens célèbres qui en ont les moyens.

Elle ne le doit pas, car nous avons tous quelque chose à apporter au récit du monde.

Je viens de vous le prouver.